
Lucie Chastel est une ingénieure pas comme les autres. Entourée de ses nuanciers multicolores, et de ses piles d’assiettes bancales dépareillées, elle nous ouvre les portes du « Labo » de la manufacture Jars. C’est ici que sont conçus les prototypes d’assiettes des plus grandes tables françaises. Après ses études à l’école d’ingénieurs de Limoges, la seule en France à former des céramistes, elle a choisi la voie de la céramique traditionnelle. Ses anciens camarades de promo fabriquent des prothèses de hanche, des pièces de centrales nucléaires ou de fusées. Elle, dédie ses journées à des assiettes, coupelles et autres gobelets. La technicité de cette vaisselle est immense, mais ce qui plaît à Lucie, c’est la poésie qui en émane. Un émail qui craquelle, des points de chamotte (terre cuite broyée) qui émergent ici et là... Elle maîtrise comme personne la « parfaite imperfection» qui rend chacune de ces pièces uniques. Cela fait bien longtemps que l’on fabrique des céramiques à Anneyron. Les ateliers sont installés dans ce village de la Drôme depuis 1857, lorsque Pierre Jars y crée un atelier familial de pots de jardins. Car la région est un fief de la céramique française, jalonnée de carrières d’argile et de kaolin.
Patience et constance
L’équipe de Jars est composée d’une centaine de salariés. Il n’existe pas d’école pour apprendre le métier. Patience, calme, constance, régularité, dextérité, voilà la combinaison des qualités requises pour se faire embaucher par la maison. Six mois à un an de formation dans l’entreprise sont nécessaires. Les personnes expérimentées chez d’autres céramistes doivent réapprendre le métier. « Notre savoir-faire est unique, admire la directrice. Certains de nos émailleurs ont une expertise incroyable. »

Le monde d'après
L’entreprise vit avec son temps. Dans les années 1970, elle excelle à produire des pots à cornichons, théières et pichets publicitaires pour les bistrots français. Des modèles au look aujourd’hui un peu ringard, qui font grimacer l’équipe actuelle lorsqu’elle feuillette le catalogue de l’époque. Jars a désormais une tout autre signature. C’est à Pierre Casenove que la marque doit son style inédit. Dans les années 90, ce designer de renom insuffle une esthétique nouvelle aux ateliers drômois : il révèle toute la noblesse du grès et de la chamotte, ces terres rustiques qui, passées entre des mains expertes, deviennent des objets d’une extrême finesse. « Pierre a apporté beaucoup d’audace dans un monde d’assiettes blanches », raconte la directrice actuelle de Jars, Armelle Ferrieux. Il rompt avec l’assiette en porcelaine et son idéal de blancheur aussi lisse qu’uniforme. Il propose des formes carrées, débarrasse les assiettes rondes de leurs ailes, ose des couleurs vives ou sombres. Sa signature restera une constante chez Jars : les pièces en partie déshabillées de leur émail dévoilent la beauté du grès brut. Dans le monde des arts de la table, « c’est disruptif, c’est révolutionnaire » s’enthousiasme la directrice. Libérés, les céramistes découvrent un terrain de jeu sans fin. Ils testent de nouvelles recettes de pâte, découpent des boudins crus, cuisent les pièces, patientent, les défournent, s’émerveillent.
Ce ballet de gestes ressemble curieusement au travail des chefs, qui au même moment, s’affranchissent des standards de la gastronomie classique. En 2010, Jars commence un travail de création sur mesure pour les restaurants étoilés qui ont des besoins très spécifiques. Les céramistes capables de produire des pièces exclusives avec un tel niveau de qualité sont rares. La marque est repérée par des chefs qui, rapidement, se passent le mot. Arnaud Donckele, Emmanuel Renaut, Régis Marcon, Anne-Sophie Pic et bien d’autres font aujourd’hui partie des chanceux qui collaborent avec la pépite drômoise. Les assiettes de grès parfaitement imparfaites s’exportent même jusqu’à New York ou en Corée. Plus rien ne peut arrêter son succès.

Une formule secrète
À partir de composants minéraux naturels qui ressemblent à de banals tas de sable, les céramistes parviennent à produire des objets d’une délicatesse étonnante. Pour devenir une assiette, la pâte subit dix étapes de fabrication durant lesquelles elle est prise en mains vingt et une fois pour les pièces du catalogue, et même cinquante pour les pièces sur mesure des grands restaurants. La recette du grès de Jars est tenue secrète. Aucune chance de l’obtenir, même la directrice n’y a pas accès ! On saura juste qu’elle compte environ treize lignes de composants parmi lesquels des argiles, du feldspath, et d’inévitables rebus des ateliers qui sont réinjectés dans la pâte. Cette formule unique rend les céramiques de Jars difficilement copiables. Depuis 1857, le secret s’est transmis de père en fille puis en petite-fille. «Quand je suis arrivée ici, on m’a confié le catalogue des formules. C’était presque un grimoire. » se remémore Lucie, l’ingénieure céramiste en charge de la qualité et de la R&D.
Un grain rustique
Le grès est une terre plus rustique que la porcelaine, et moins blanche, car elle contient moins de kaolin. Un peu comme le pain complet, le grès est apprécié pour son aspect authentique et sa texture opaque. Il présente l’avantage d’être étanche même si la pièce n’est pas émaillée. Il est moins énergivore que la porcelaine, car une monocuisson lui suffit. Les céramiques en grès sont aussi plus solides que les faïences, rendues poreuses par le calcaire qu’elles contiennent.

L’épreuve du grand feu
Lorsqu’elle passe au four à 1280 °C, la pièce en grès se vitrifie et acquiert sa forme définitive. Les composants naturels de l’émail s’interpénètrent de manière mystérieuse, en captant les molécules d’oxygène autour d’eux. Cette cuisson, dite « grand feu », permet d’atteindre le point de fusion des émaux et fait ainsi accéder l’objet au monde de la couleur. Au petit matin, on défourne les pièces. Les céramistes découvrent alors le produit irréversible de douze semaines de travail. L’émerveillement est souvent au rendez-vous. Mais la céramique, grande capricieuse, garde sa part de mystère. 15 % des pièces sortent avec un défaut : une couleur qui n’est pas conforme (les émaux captent parfois des molécules émanant de pièces voisines), un petit point noir lié à une impureté microscopique d’oxyde de fer qui se cachait dans la pâte... Ces pièces de second choix se retrouvent dans le magasin d’atelier, pour le plus grand bonheur des clients.
Magies et déconvenues
«Une céramique bouge, vit. Tant qu’on ne l’a pas cuite, on ne sait pas ce qu’elle va donner », détaille Lucie. « À la sortie du four, c’est parfois la déconvenue. On a déjà vu apparaître les doigts de nouveaux employés sur une pièce qui semblait impeccable au moment de l’enfourner. » En cause, la mémoire de forme qui se souvient de toutes les déformations survenues pendant un façonnage malhabile. Dans les pires jours, la céramique explose. S’il reste de l’eau dans la pâte, elle bout pendant la cuisson et fait éclater la pièce, polluant par là même tout le contenu du four. «C’est comme ça qu’on apprend », lance Lucie, complice, à sa stagiaire qui n’oubliera plus jamais combien le séchage est important...

50 prises en mains et on recommence
Pourtant, Jars n’a rien d’un sous-traitant discipliné. La cocréation de la vaisselle est un long processus. Comptez un an de travail, voire un an et demi, ponctué de multiples allers-retours. Au préalable, les céramistes prennent le temps de rencontrer les cuisiniers et leur univers singulier. Régis Marcon est venu avec des cailloux ramassés près de son restaurant. Un client néerlandais a apporté des photos de la mer du Nord pour que les céramistes s’imprègnent de son décor. Les chefs visitent les ateliers. Les céramistes sortent des placards des pièces aux contrastes mats, brillants, des volumes au toucher brut, rugueux, lisse, poudré. Les chefs se laissent souvent charmer par des modèles existants qu’ils font adapter pour leurs besoins. Avant d’arriver à l’assiette parfaite, il faut procéder à de nombreux essais, de la création du moule à la cuisson. À chaque fois, c’est une dizaine d’étapes durant lesquelles la pièce est prise en main cinquante fois. « Si le résultat final n’est pas entièrement satisfaisant... on recommence à zéro ! », commente Lucie. À Jars, on prend son temps. Le temps de bien faire les choses. De refaire un moule, de trouver la formule d’émail qui donnera la teinte parfaite...« On est chroniquement en retard, reconnaît-elle. Mais les chefs le comprennent assez bien.» L’amitié que les chefs entretiennent avec cette magnifique fabrique, estampillée Entreprise du patrimoine vivant, est dans la continuité du mouvement locavore et du souci de cohérence qui anime de plus en plus le monde gastronomique. Dans ces établissements d’exception où rien n’est laissé au hasard, la chemise des serveurs, le bois du manche des couteaux, le parfum du savon aux lavabos... tout est pensé pour faire voyager le client dans l’univers du chef. Les assiettes Jars ne se contentent pas d’ajouter du beau au bon: elles démultiplient le bonheur d’un repas gastronomique.
On ne fait pas de publicité : les chefs mangent les uns chez les autres, ils retournent l’assiette… et découvrent l’estampille de Jars.

Voyage en grès avec Christophe Aribert
Depuis l’ouverture de son restaurant sur les hauteurs de Grenoble, à Uriage-les-Bains, en février 2019, le chef étoilé collabore avec Jars. Il a trouvé dans les petites mains drômoises des alliées parfaites pour sublimer le dressage de ses plats à dominante végétale. Contenant et contenu fonctionnent en symbiose, soulignant l’hommage à la nature.
Passion pour la matière brut
Ce qui fascine Christophe Aribert, c’est l’aspect brut des matières. Exit les nappes ! Ses assiettes sont servies à même la table en bois. Pour la vaisselle, le chef apprécie particulièrement la terre chamottée qui contient des grains de terre cuite. « J’aime ce côté très organique. » Son aspect granuleux, dans une veine japonisante, séduit de plus en plus de chefs.
J’aime la philosophie de Jars. Ils fabriquent la pâte derrière l’usine. Ce sont plus des partenaires que des fournisseurs. On a un travail de réflexion ensemble.

Baguette maison
L’assiette à pain de Christophe Aribert est le nec plus ultra du sur-mesure. Ses baguettes miniatures dévoilent l’empreinte de leur silhouette élégante sur l’assiette. Pour que les céramistes reproduisent les dimensions exactes de ces pointes allongées à l’extrême, Christophe Aribert n’a pas hésité à envoyer ses inimitables baguettes dans la Drôme.
Vague ondulante
L’assiette est émaillée en partie seulement – c’est la signature de Jars –, d’une vague ondulante qui casse la symétrie. Les petits points proviennent d’une cendre de bois ajoutée à la formule de l’émail. « J’ai remarqué que la sauce de la viande avait tendance à couler vers les bords de l’assiette, explique Christophe Aribert. J’ai demandé une assiette très particulière pour que le jus coule vers l’intérieur. En attendant que Jars la réalise, je dresse la viande sur le côté. »
Pomme, kiwi, mélisse
Ce dessert est présenté dans une assiette creuse aux ailes exagérément larges. Le labo de Jars a dû se creuser la tête pour réussir à cuire cette pièce sans que les bords ne s’affaissent. La solution a été de la cuire... à l’envers !

Les braderies de Jars
Prix doux, pièces au kilo, idées cadeaux… Les très prisées braderies de Jars écoulent la vaisselle de second choix issue de la manufacture. Une couleur légèrement trop claire, un minuscule point gris, autant de petits défauts que vous adorerez car ils rendent abordable cette vaisselle de haute qualité.
Boutique d’atelier Jars Céramistes, 1230 route du Creux de la Thine à Anneyron (26).